vendredi 1 septembre 2006

Un nouveau fragment de Saint Mijomir

On ne connaît pas grand-chose de la vie et de l’œuvre de Saint Mijomir. On sait pourtant, en toute certitude, qu’il est l’auteur d’un livre de Confessions (dont je prépare l’édition critique, accompagnée d’un consistent commentaire perpétuel) et de trois ouvrages intitulés Labyrinthe, Inceste et Du diagnostic par les rêves.
Jusqu’avant-hier, on croyait que nous n’avions conservé aucun fragment de l’Inceste. L’enquête que j’ai entreprise a mis au jour la fausseté de ce préjugé.
Grâce à la magnanimité d’un bienfaiteur qui m’a demandé de ne pas révéler son identité, je possède un manuscrit très important à mes recherches. Il s’agit d’un codex aux couvertures rouges, comprenant 180 feuilles (recto – verso), et j’ai des nombreuses raisons à croire que c’est le manuscrit archétypal des livres XI – XL des Confessions de Saint Mijomir. Ces livres mises à part, le codex contient une série de fragments ; pour la plupart, il s’agit manifestement d’exercices de style (du copiste ou, vraisemblablement, de Saint Mijomir lui-même) ; quoi qu’il en soit, il n’a a aucun doute que l’un des fragments appartient à Saint Mijomir et qu’il a été tiré de l’Inceste. J’en donne, dans les pages suivantes, une édition préliminaire.


Nous avons bâti notre sanctuaire en silence, en nous reflétant les respirations. Nous avons attendu la chute tardive. […]
Cette fois-ci il sera différent, Lysia. Au coucher nous allons séduire la lectrice, nous allons ouvrir les fenêtres de sa volonté afin qu’elle puisse contempler la Sodome et la Gomorrhe ; elle rêvera de notre souffrance, sombrera dans l’obscurité, mâchonnera nos mots… c’est vrai, Lysia, nous serons des héros, les héros de ce bouquin, et nous éclairerons d’un nouveau jour l’inanité [correction d’une seconde main : la vanité] comme unique intention de la parole. […]
Dans le tunnel en acier de la conscience de soi, le saltimbanque passait ses nuits en aimant la vierge. Il était un pèlerin des draps blancs, pendulant entre la paix interdite et la violence de la séparation. C’était moi le saltimbanque, et les pèlerinages – mes insomnies. Tu ne les connaissais pas. Mais tu vivais les tiennes, les avais vécues même avant moi, dès cette nuit-là de ta puberté où, ayant chastement partagé le lit avec moi, tu as senti le serpent endormi de ma main s’entortiller autour de tes cuisses. T’as frissonné – pas tellement à cause du froid, quoique le serpent fût aussi froid que n’importe quel autre. Tu l’as touché de ta main chaude, l’as cloué là-bas, l’as étranglé en te le gravant dans la chair. Je ne savais pas tout ça lorsque je flânais au fil de mes insomnies. Je regardais le drap froissé, je restais étendu toute la sainte journée, entouré de livres et de manuscrits abandonnés, je vaguais d’un état à l’autre, chacun à son parfum, je vaguais dans les golfes de la pensée, impuissant d’en trouver la dernière gabare.
Un certain laps de temps nous avons tourné à l’intérieur de cercles vicieux, ne soupçonnant guère que les cris et les halètements tellement désirés n’allaient être qu’un oratorio dont la dernière note raisonne encore au Paradis. […]
Ce jour-là nous nous sommes laissés rêver, nous vivions la nostalgie et ne désirions que l’oubli. Je ne sais pas ce qui a provoqué la chasse chirurgicale des blattes cachées derrière les lambris de nos cerveaux. Je vais l’appeler « le jour de la confesse ». « Nous avons égaré le chemin », as-tu pensé, « nous sommes entrés dans une autre caverne… ». Mais il n’y a eu que l’exaltation, allumée par ta rhétorique de courtisane. Ce n’est qu’à présent que nous sommes dans l’autre caverne, sur le bûcher gelé, dans la tombe. Et c’est une autre histoire, toujours la nôtre. […]
Je traîne en vague. Il y a là-bas une lectrice, elle tient ce bouquin entre les mains, s’appuie sur un oreiller et lit. Le coin du bouquin touche son sein, s’approche imperceptiblement du tétin, le hausse. Elle ferme les yeux et le livre. Cette lectrice, ce n’est plus toi, Lysia, je ne la sens plus m’aimer, c’est une absence. Je m’adresse à toi et à elle, je parle dans le désert. C’est ça l’inanité [correction de la seconde main : la vanité] des paroles dont je viens de te parler.
Car, au fond, ce livre pouvait bien ne pas exister. J’aurais pu n’écrire, sur un bout de papier, que « Lysia a été ma sœur. Elle m’a aimé. Elle est morte en naissant notre enfant. »
Mais ce livre existe. Justement parce qu’il est vanité, parce que quelqu’un a écrit l’Ecclésiaste, parce que Jean s’est déchiré dans le désert où Jésus a cherché son identité pendant six semaines et ne s’est pas dépecé. Je resterai longtemps dans ce désert. Je vais récrire l’Ecclésiaste. Me déchirer. Me retrouver, te retrouver, te déchirer, te récrire mot à mot, complètement et durablement, à patience et acribie d’ange. Et je vais ignorer les mains crasseuses et les voix libidineuses des prédicants clamant « vanitas vanitatum », je vais ignorer le plateau où reposera ma tête, et le baiser de Judas ou la croix. Il ne me restera que la tentation de la Bête, celle impossible à refuser, de prendre la lectrice pour Marie-Madelaine, de la rêver, de la désirer, de la posséder ici, devant toi, comme je l’ai fait alors. […]
Lysia a été ma sœur. Ça m’a l’air trop froid, la lame d’un rasoir, le bistouri qui l’a lacérée. Quant elle est morte, j’ai senti que j’étais une pierre, j’ai senti que j’étais mis en œuvre dans le vieux labyrinthe. J’ai senti ensuite la colère. Enfin, une obscurité sacrée s’est étendue sur le crime. J’ai rêvé ses paroles, la dérive du langage et des gestes. J’ai rêvé le crime. Son corps était couvert d’un masque gigantesque. Elle avait marché au-delà su temps, s’était grimpée à un noyer et me racontait le fable du renard et du corbeau. D’après ses yeux, j’ai su qu’elle avait faim – elle avait les yeux du renard. Elle a marché ensuite dans le désert. Elle semblait se sentir ridicule et avoir mal au cœur. Je me suis réveillé. Le cachot de la conscience – de – soi abritait la violence de la folie. J’étais étendu sur le drap froissé, au milieu des livres et des manuscrits abandonnés, et je répétais sans suite récit journal mort récit veille monde veille mort… Je me l’ai figurée se débattant sur le sable, hurlant. […]
Ce livre est un anathème, il ne m’apportera jamais une clé quelconque des portes de la mémoire, du passé, mais il va bientôt changer en chute. […]
La même paillasse, rêvant toutes les nuits de sa nudité ardente. Celle-ci, la paillasse, c’est moi. Je voudrais retrouver un temps mythique, je voudrais lui parler, une dernière fois, des sphères, ces sphères-là tellement imparfaits, des arachnides à huit flûtes…[…]
Une goûte d’eau salé renferme l’absolu : on y trouve des oiseaux qui volent, des myosotis qui fleurissent, c’est un labyrinthe. Une larme. Elle finit magiquement en une haleine complexe, elle porte le soupir. C’est une chimère. Elle atteint la rive des lèvres et se fond dans la larme échouée sur la rive de ses lèvres. C’était la nuit où le bistouri gisait fraîchement désinfecté dans un placard et elle, elle s’aseptisait de la vie.
- Fais-moi l’amour, m’a dit-elle, et ça te paraît quelque requiem.
Ce ne fut qu’un voyage des doigts, tous les sens concentrés dans les mains qui se recherchaient, s’exploraient les tiges, se blessaient. Un portrait approximatif de la solitude des arbres. Elle s’accrochait de mes mains comme une griffe d’oiseau de sa proie. Une autre larme déglutina à travers ma barbe et tomba sur la peau morte. Elle a accouché d’un hurlement sauvage et étranger. Et de l’abîme. […]
Mon ombre a été atteint du cauchemar de l’oubli. J’en avais assez d’écrire et j’avais le regard d’un malade indésirable. L’insomnie se raccommodait à sa propre monotonie et à la chaleur des blessures. La conscience – de – soi, échelle vers les ténèbres, s’enroulait en léchant le lieu de toutes les genèses, comme une chienne gelée en novembre. Lysia était morte, se débattait dans le cercueil comme une peau de reptile. C’est ainsi que ce livre est né, au jour où je me suis trouvé être un ange ; il est né du désir de sentir une fois de plus le goût de l’encre sur ma langue. J’ai gargouillé dans un océan d’encre. L’agonie de mes pas a fait mille femmes tressaillir effarées.
J’écris de la bave, j’écris du vice, je me réfléchis dans ton cerveau comme une loi de la nature, je te fais sentir mon sexe, mes sécrétions, mon sang, je te fais lécher la peau froide de mes mots.
Je plonge dans une démence transparente, dans la douleur provoquée par le ver du remords qui creuse dans ma chair. Les yeux démoniaques de la conscience – de – soi ont annoncé ma fin. Ce bouquin sera un repas pour toi, occasion d’embrassades et d’une mélancolie diamantine.
- Suicide-toi.
Ta volonté est couverte de cicatrices, tes pupilles agrandissent d’une volupté mûre.
- Aime-moi, je t’intime, et tâche d’en trouver un sens.
Apeurée, tu vas pénétrer dans mon cerveau et sa force brute de déchirera. Ce cerveau noyé dans la fièvre. […]
Je me suis figuré l’espace comme une nuit funeste. Mes chevilles se sont enfoncées dans les sous terrains stériles. J’ai plongé ensuite dans un cratère glougloutant de sensations. J’ai dit d’un ton sentencieux que le passé d’un chien, c’est la soupe qu’il a lapée, que la respiration est une crainte, que je lécherais les lèvres du sommeil. Le vin s’écoule, rouge et âpre, dans ce livre – sang menstruel de l’insomnie. […]
Un simple geste troublé a lacéré sa matrice. Ce n’a pas été un geste mimé, mais l’un de la main anesthésiée, de la main aveugle. La main a décrit une hyperbole géante ; à la fin, elle était écartelée. […]
Nous nous étions tordus dans les lits les plus divers, nous nous étions laissés entraîner dans la débauche, mais il n’y avait jamais eu signe de la cendre. Un hurlement étourdi.
Que j’écrive de l’art de la naissance et de la renaissance, que j’écrive du cœur en calcaire, qui ne veut plus sentir la pluie froide, le cœur endormi. Que j’écrive des lettres. Que j’écrive le sauvage désir de m’endormir. Que j’écrive sèchement et tragiquement, d’un mouvement tout aussi hyperbolique et géant. Que j’écrive du sexe. Que j’écrive un roman. […]
Je confonds les ténèbres avec l’absence. L’existence ne persiste plus que dans les artères, la nuit dans les paupières…
Carnage des pas étouffés.
Le saxophone joue l’amour de la gabare solitaire pour le sel des eaux. Toujours le vin. Le sang quitte les artères humides. Toujours le cauchemar, la crispation, la douleur, la nausée. Les pores – écailles de serpent – s’ouvrent voluptueusement. Le sang vague dans mes griffes. L’épiderme – abri de l’insomnie – est la première victime d’une grave erreur de perspective du chirurgien-assassin. Je bâille – comme un dieu de la pensée articulant des mots couverts de pourpre et de lumière. Sang et lumière, crainte, savoir, absence, souvenir, que des paroles.
Les siècles se sont cicatrisés et de l’ancienne blessure du temps ne reste plus qu’une nuit.
Le langage de l’inceste. Son regard sensuel a abattu les secondes humides et phosphorescentes, s’est éteint dans la douleur d’un poème putride et utopique. Distinctement, ma peau porte les traces d’un sourire.
J’ai foulé ses seins, j’ai hanté ses cuisses de mes doigts, de mes lèvres froides. Un cramponnement des respirations. J’ai été ombragé d’une tristesse noire et toxique, étendue jusqu’à l’horizon. Elle avait projeté sur ma rétine son visage de femme mûre, son visage de vieille femme, ses viscères.
- Lysia, j’ai murmuré. […]
Cette nuit je vais refuser l’insomnie par pur réflexe. La crainte incandescente s’affaisse. L’amour sera soumis au jugement dernier de la chair.
Je l’ai faite porter un collier. L’ai torturée. J’ai emporté sa liberté, son repos, son espoir, en lui donnant en échange la violence. Je ne cherche pas des raisons. Un accouplement perpétuel, c’est ce que nous avons vécu, un étouffement au moment de l’orgasme. Nos constitutions carnassières nous poussaient à nous dévorer les cervelles et les incertitudes. Les anges ont bondi, se tordant dans le sang, ont acquis de nouveaux corps, tatoués sur nos sexes. Le désir s’est affalé dans l’insomnie et s’est passé de sens. Nous nous sommes enroulés, nous épuisant la moelle et la lymphe. […]
J’écris. Je blâme. Je hurle. Je m’abreuve de rêves de son genou nostalgiquement géométrique.
Son ventre déchiré se retire dans le souvenir.
- Figure-toi un lit où la haine s’est blottie. Dans les ténèbres, sans trace de décence. La lymphe gargouille sur ma rétine, couvrant le crime. Je transformerais tout en cendre. Toi, je t’empoisonnerais de boletus satanas. Un monde oxydé.
- Figure-toi le vin qui coule à travers mes veines humides et salées, figure-toi la lucidité de la cécité. […]
Etendu dans le sang gelé. Le lieu de toute genèse. La bouche s’approche de ses cuisses. Je souffle, et l’air revient froid. Terrifié par le verbe : elle est morte.
- Je serais le bourreau de l’éternité par un simple geste, murmure-je confusément. […]
Emporté par la nostalgie, Messie cherche le centre du désert. Une tache de sperme scintille sur son ventre. Il aimerait rendre le désespoir des espaces sans fin en des vers doux comme le péché. Il caresse Marie-Madeleine dans sa mémoire. La bave coule de ses lèvres. Il hésite.
- Qui suis-je ? A qui suis-je ? répète-t-il bêtement.
Il suit à Jean. Il transpercerait ses paumes et ses organes, résigné à la pensée que ses viscères seront mis en vente dans le temple, en tant que ris d’agneau. Une larme tombe sur son sexe. Ça l’excite. Il dissémine sa semence sur le sable, songeant à une pute frigide. Affamé, il sent encore le désir entre ses jambes.
- Je veux une femme, rugit-il.
La femme ne vient pas. Le cancer de la colère se dessine de façon calligraphique dans l’abîme de l’espace désert. Le souvenir du gouffre et la chaleur érotique des veines brûlent ses cuisses. Mais il sait que tout ce qu’il a encore à espérer, c’est la lèpre. […]