dimanche 14 janvier 2007

Être ou ne pas être. Contributions à la question de l’avortement

La question de l’avortement a produit une littérature foisonnante dans le domaine de l’éthique appliquée, de la sociologie, de la religion, du féminisme, de la psychologie ou de la presse. Tour à tour, on a favorisé les arguments les plus divers. Il est très difficile d’en trouver un nouvel ongle d’attaque à l’intérieur de ces domaines. Les représentants des sciences dures, quant à eux, refusent de s’exposer aux feux d’un débat public tellement orageux.
Le paragraphe courtois achevé, entrons dans le vif de la matière. La perspective d’où je me penche sur la question de l’avortement est celle de la logique. Car, me semble-t-il, aucun logicien n’a pris encore la parole dans ce débat.
Avorter, c’est se faire extraire un ou plusieurs fœtus de la matrice. (Pour simplifier les phrases, convenons à estimer qu’on a toujours affaire à un seul fœtus.) Par suite à cette opération d’extraction, le fœtus meurt. S’agit-il d’une mort ? S’agit-il d’un crime ? S’agit-il d’un droit de la femme de se débarrasser d’un parasite ? S’agit-il d’une décision pragmatique des parents qui (à cause des conditions sociales et économiques où ils ont le malheur de malmener leur vie) savent qu’ils ne peuvent pas se permettre le loisir de pousser un enfant ? Telles sont les questions qu’on se pose généralement par rapport au problème.
Les deux premières questions vont ensemble. Essayons de les reformuler d’une façon plus rigoureuse, donc plus logique : Le fœtus est-il un être vivant ? Le fœtus est-il un être humain ? (On assume que le fœtus est, c'est-à-dire qu’il participe à l’Être ; en tout cas, ce n’est pas une réflexion métaphysique.)
Je ne sais pas si vous avez souvent eu l’occasion de voir des fœtus. Si vous en avez vus, il est possible que vous ayez conclu qu’il y avait de la vie là dedans. Mais cela dépend de la définition qu’on veut donner à la vie. Refroidissons notre regard et pensons un instant à des petits organismes, qui ne saurait guère nous réchauffer (sauf s’ils sont à l’intérieur de nos corps). Les bactéries, à l’évidence, sont des être vivants. Elles se nourrissent et se reproduisent, se déplacent et savent faire des jolies grimaces lorsqu’elles se sentent regardées à travers les lentilles du microscope. Les virus, d’autre part, ils sont en marge de la vie. Ils se reproduisent, mais ne nourrissent pas ; ils se déplacent, mais leurs apparence est toujours la même (en règle générale, ils ressemblent à une balle de pistolet). Quant aux fœtus, pour en revenir, ils ne se reproduisent, mais peuvent se nourrir (s’ils sont nourris) ; ils bougent, mais leur expression est toujours la même (les yeux clos, ayant toujours la moue). Les fœtus, par conséquent, sont comme les virus, en marge de la vie. La valeur heuristique de l’analogie fœtus – virus est très importante, en raison du fait qu’elle nous relève la nature de la reproduction : la reproduction, c’est une infection. Tel un virus, le spermatozoïde perce la membrane de l’ovule, traverse le cytoplasme, s’insinue dans le noyau de celui-ci et modifie le matériel génétique qu’il y trouve. Tel une cellule infectée, l’ovule commence à changer – il se dévide, mais, à la différence des bactéries, les cellules – filles restent liées les unes aux autres. De ce point de vue, il n’y a aucune différence entre le fœtus et les effets d’un herpès. L’avortement est donc une thérapie antivirale tout à fait légitime. Si l’on interdisait l’avortement, on devrait interdire tous les antibiotiques. Du coup, la question du prédicat d’ « être humain » attaché au virus se trouve résolue : étant en marge de la vie, le virus ne serait être qu’en marge de l’humain. C’est le mieux qu’il peut faire.
J’ai traité jusqu’à présent la question du fœtus en acte. Mais ce qui brouille le débat de l’avortement, c’est le fœtus en potence. Le fœtus est potentiellement vivant et humain. Il est possible qu’un fœtus devienne une personne comme moi et comme vous. L’extraire de sa matrice, serait donc analogue au fait de tuer quelqu’un. Ce problème nous amène à la véritable contribution logique de ce papier.
Discuter la question de l’avortement du point de vue logique, c’est ce pencher sur le paysage embrouillé des mondes possibles, cet enfant généré par les péchés de la logique de Russell et par une mésinterprétation de Lewis, comme disait Quine (1908-1994). Les mondes possibles, ce n’est pas des planètes lointaines, habités par des extraterrestres. Tout au contraire, les mondes possibles, c’est notre monde ; mais l’état des choses des modes possibles est différent de celui du monde actuel. Il y a des modes possibles où je ne suis pas logicien, mais historien de la médecine grecque, ou jouer de foot, ou marin. Du surcroît, il y a des mondes possibles où je ne suis tout court (e.g. mes parents ne se sont pas rencontrés, ma mère a eu une fausse couche, elle a décidé d’avorter, ou mes parents ont eu simplement un autre enfant que moi). De ce point de vue, le monde peut se passer de n’importe quelle personne, vu que toute personne est un être contingent au monde. Il peut donc également se passer des fœtus.
En tant que logicien, je pourrais clore ici ce papier. Mais je pense qu’il y a un autre aspect de la question qui mériterait une brève discussion. En règle générale, les gens ne veulent pas comprendre qu’ils sont contingents au monde. (Par une soirée de juillet, j’ai essayé pendant trois heures de convaincre un ami qu’il n’était point nécessaire, sans pour autant y parvenir ; j’ajoute qu’il était particulièrement partisan des traits essentialistes d’Hegel). Lorsque les gens pensent à un fœtus et estiment qu’il serait un crime de l’extraire de la matrice qui l’abrite, ils font des raisonnements tels que : « Et s’il s’avérait être un nouveau Mendel ? ». [Parenthèse. Je ne souhaite à personne être un nouveau Mendel. Je ferme la parenthèse.] Mais, il faut le dire, ce raisonnement n’est point différent de celui du joueur à la loterie : « Et si je gagnais ? Il serait un crime de ne pas jouer. » Ce que je voulais dire, c’est que les gens méprisent la contingence au profit de la nécessité et sont toujours prêts à mêler le possible et l’actuel. (C’est par ailleurs un problème épistémique majeur des justificationnistes graduels.)
Enfin, jetons un coup d’œil sur les composants sociaux et économiques de la question de l’avortement. Ou plutôt ne le jetons pas, vu que je n’ai aucune compétence en ces domaines. De toute façon je m’embête et c’est un mauvais papier.