lundi 26 mars 2007

Une révolution 1

XXI. « 1848 » (1)

1. A ce qu’il me semble, le Saint a rédigé une histoire de la révolution de 1848. En voici les fragments qu’on a conservés.

§a : […] et, à peine arrivé là, notre blason national commença à hurler (1) et n’en cessa que trois jour après, quand la garde nationale était devenue déjà verte comme le drapeau (2) ; on est en 1848, Messieurs dames, ouais, et Balcescul (3) a présidé hier soir le rituel de la Loge (4) et il a été vraiment pénible, je lui ai dit « hé, gars, va te faire foutre, quels Carbonnaires (5) songes-tu à trouver chez nous, ne voies-tu les nôtres, ils sont tous des magots (6) » (7) et pouah, j’ai craché son livre (8) où les Roumains ont sucé Mihai Voevod Viteazul (9).

[Chez Honoré de BALZAC, L’envers de l’histoire contemporaine, Paris, La Découverte, 1836, p. 416]

1. Joseph KESSEL (Le lion, Chartres, Editions Royalistes, 1926, p. 194 sqq.) estime que ce blason représente un lion rouge rugissant de rage.

2. ? Texte très obscur, dont la tenue est certainement héraclitéenne. Pour autant que je sache, le seul drapeau vert, en 1848, était celui des Têtes de Turcs. De nos jours, tout le monde le sait, les drapeaux sont rouges. Pour ce qui est de ce sujet complexe, v. ADAMANTIUS JUDEUS, Physiognomia signorum, éd. Fritz Keil, Leipzig, Teubner, 1888.

3. Personnage notable de la révolution de 1848. Pour sa vie, son œuvre et ses gestes, voir TOCILESCUL, Balcescul, Bucarest, Editions §, 1900.

4. Mot qui dérive du radical *log-, dont l’éparpillement sémantique est bien attesté. De la famille qui en dérive, notons : logique (= alogique, où l’alpha est associatif), mythologie (= mythomanie = monomanie) ; logarithme (= logo à rythme) ; logorrhée (= leucorrhée, à cause de la mousse qui couronne la bouche locutrice) ; logogriphe (= logogriffe, cf. Derrida). Quant à la signification de cette « Loge », il y a plusieurs théories. B.-H. LEVY (Eloge des intellectuels, Paris, Nouvelle Librairie Philosophique, 1989, p. 16 sqq.) pense qu’il s’agit d’une erreur perpétuée dans la tradition manuscrite et propose la correction « éloge ». En l’occurrence, le rituel de l’Eloge serait une pratique complexe, comprenant un sujet (« elogiator »), un objet (« elogiens »), un ou plusieurs discours (« elogiendum/-a ») et une assistance passive et hébétée si possible. Au contraire, Paul FEYERABEND (Adieu la raison, London, Newest Left Books, 1989, pp. 38-46) considère que la Loge était une association secrète des partisans du phlogistique, après l’avènement glorieux de la théorie de l’oxygène. L’interprétation de Feyerabend me parait préférable à celle de Lévy, parce qu’elle réussit de rendre compte des « Carbonnaires », dont la préoccupation est une substance inflammable ; au surplus, elle rend secret le rituel (qui n’est qu’une espèce du genre « pratiques ») et met en valeur la notion d’incommensurabilité (forgée par Feyerabend et Kuhn pendant leurs promenades dans Telegraph Avenue, à Berkeley), qui appartient à la constellation symbolique des révolutions. Cependant, bien que ce soit une très belle théorie, Feyerabend n’a pas raison ; sa lecture du fragment est tout comme son écriture en général, à savoir irresponsable, car les phlogistiques étaient des réactionnaires, tandis que le Saint et Balcescul étaient des révolutionnaires. Pour quelques années, le fragment a été un locus disperatus. Je dis bien pour quelques années, car le surprenant livre signé par Jean-Pierre ADAM et Betty FRIEDEN (L’architecture démystifiée, Paris, Editions Thaumatiques, 2002) a totalement éclairci le problème. Les deux auteurs entament leur raisonnement par un constat sensé : il est vide de sens d’essayer d’émender le texte, car l’existence du mot « loge » est très bien attestée. Le problème est qu’on ne sait plus ce que « loge » signifiait. Astucieusement, ils réfutent la théorie de Quine concernant la double indétermination de la traduction et rapprochent le terme à l’italien « loggia », qui désigne un creux dans un mur et qui est en relation d’équivalence extensionnelle (leibnizienne) avec le nom plus courant « grande niche ». Après avoir sondé les textes conservés, les deux auteurs concluent que le terme technique « loge » était employé par les snobs et par les bâtisseurs (eux-mêmes démunis de noblesse). Par voie de conséquence, le rituel de la Loge serait une pratique apotropaïque complexe, destinée à garantir la durabilité de la grande niche dont la maçonnerie pose des réels problèmes techniques. Selon cette théorie, qu’on peut facilement considérer comme définitive, les « Carbonnaires » sont ceux qui avivent le feu qui durcit les poutres et les chevrons (cf. aussi Cadet ROUSSEL, De la construction des nids, Paris, Editions Jacobines, 1788, p. 538). Enfin, la révolution trouve son explication la plus appropriée : l’histoire de l’architecture est scandée par des révolutions (e.g. l’entasis des colonnes doriennes, la coupole au-dessus d’un plan carré – au temple de la Sainte Sagesse -, les petits et drôles monstres qui constituent le contrepoids de la sévérité gothique, l’œuvre de l’Hollandais Block ou le nouvel beffroi de Christ Church d’Oxford, auquel Charles Ludwidge Dodgson a consacré une inoubliable monographie).

5. Cf. supra, I, 21, a, 4. Pourtant, Apicius (De l’art coquinnaire, IV, 12) propose une étonnante hypothèse : les « Carbonnaires » seraient des cuisiniers, étant donné qu’il existe une recette appelée « spaghetti à la Carbonnara ».

6. Claude Hagège (L’homme de paroles, Paris, Fayard, 1985, p. 167) rejet la variante traditionnelle « des magots » et propose la lection « démagogues », en s’étayant sur deux arguments : les Confessions auraient parfois une forme tout à fait orale, voire aurale, étant placées dans un temps auroral, de même que les poèmes homériques ; en deuxième lieu, les démagogues, tant pis soit-ils, serait capables de diriger une révolution, tandis que les magots ne pourraient ni même se conduire eux-mêmes dans le chemin imbriqué de la vie. Par contre, Claude ZILBERG (Essai sur les modalités transitives, Amsterdam, Walter Benjamin C., 1985, p. 297) propose la leçon « des mangos » - belle connotation du légume, qui exprime la modalité de l’impuissance. Quant à moi, je ne vois aucune raison pour démystifier une tradition manuscrite bien attestée.

7. La plupart des exégètes, dont moi-même en premier rang, sont persuadés de l’authenticité de cette phrase. En l’occurrence, l’histoire de la révolution de 1848 devrait être récrite, pour y donner au Saint la part qui lui convient.

8. BALCESCUL, Les Roumains sous Mihai Voevod Viteazul, Bucarest, Editions du Progrès et de l’Emeute, 1844.

9. Il s’agit d’une ironie qui se déploie sur le terrain flou de la sémantique et de la traduction. Balcescul était un adepte de l’ancien régime de la préposition « sous », en roumain « supt » - qui se traduit littéralement « sucé ». Par contre, le Saint propose l’abandon du terme vulgaire et l’adoption de la forme latine « sub » (pour le latiniste, cette préposition doit sans doute appeler les trois autres que l’accusatif et l’ablatif partagent).