dimanche 14 janvier 2007

Comment simuler la spontanéité

Les gens avec qui j’ai la malchance de passer mon peu de temps libre estiment que je suis très intelligent. C’est la raison pour laquelle, je pense, 2 de mes copains, Franz et Nicholas, sont venus un jour chez moi me demander comment ils pouvaient devenir des primesautiers – sinon autant que moi, du moins à la moitié.
De même que la plupart des gens du monde réel où l’on paie des assurances maladie et où l’on châtie la bêtise au moyen de qualificatifs du genre « bien » ou « assez bien », Franz, Nicholas et les autre membres de mon entourage croyaient que les primesautiers étaient nés comme tel et que la spontanéité était spontanée. Il m’a été très difficile d’extraire de leurs têtes cette idée, qui y avait était enfoncée par un tas d’éducateurs stupides ayant justifié leurs échecs au biais de notions vides telles que « bêtise héréditaire » ou « intelligence native ».
[Parenthèse. Au fil des 5 derniers siècles il y a eu, dans l’histoire de la civilisation occidentale, 2 mutations fondamentales. Primo, la religion a été remplacée par la science en tant que moteur de l’autorité épistémique. Secundo, le pouvoir a voulu nous laisser l’impression qu’il y a eu une reconfiguration des critères et des moyens d’accès à la partie supérieure de l’hiérarchie sociale (la soi-disante méritocratie, à laquelle nous sommes appris à nous fier et à cause de laquelle nous pouvons dire, à tout moment, quelles sont les formes que prendra un substantif féminin de 3e déclinaison imparisyllabique aux cas obliques). Les 2 mutations ont rendu « l’intelligence native » très semblable à la monarchie de droit divin. C’est ainsi que la théorie de Francis Galton, engendrant la science de l’hérédité, est apparue. Je ferme la parenthèse.]
Dans l’esprit de Franz et Nicholas, avant de venir chez moi, s’est produit le raisonnement suivant : « Si la spontanéité n’est pas spontanée, et s’il y a des primesautiers, alors la spontanéité est acquise. Si elle est acquise, alors elle peut être apprise. »
Lorsque les 2 sont entrés timidement dans mon bureau, j’étais en train d’écrire le compte-rendu d’un ouvrage dont l’auteur proposait une théorie selon laquelle, dans le champ possible d’une particule à un moment T, il y a du moins un lieu impossible, où il se trouve que la particule ne se trouve tout simplement, ceci étant la conséquence de l’adoption d’une théorie – cadre probabiliste qui quantifie le hasard (ce qui est le cas pour la nouvelle mécanique quantique), d’où il découle, tout compte fait, l’incomplétude de la théorie de la mécanique quantique dans sa formulation classique. Vous pouvez aisément imaginer qu’à ces instants-là je ne comprenais plus rien de la cohérence du monde ambiant. D’autant moins la nature de la demande de Franz et Nicholas.
- Mais pourquoi voulez-vous être des primesautiers ? je les ai demandés.
- Parce que, dit Franz, n’étant guère des primesautiers, les gens croient que nous ne sommes intelligents non plus. Et, dans le monde où l’on vit, il n’y a rien de pire que de ne pas être intelligent.
- Ouais, t’as raison, dis-je. Mais quel est le lien entre l’intelligence et la spontanéité ? S’il arrive que quelqu’un vous dise que vous n’êtes pas intelligents (parce que vous n’êtes pas des primesautiers), vous pouvez lui dire qu’il / elle commet une grave erreur de syllogisme.
- Une grave erreur de syllogisme ? demanda Nicholas hébété.
(Tout l’étonnement du monde, ainsi que celui de quelques autres systèmes solaires habités, se trouvait sur leurs visages ; la pression les rendait exophtalmiques et déformait leurs bouches bées en une grimace d’incompréhension.)
- Oui, je les ai éclairci. Ceux qui croient que vous n’êtes pas intelligents ne prennent pas comme prémisse que tous les primesautiers sont intelligents, mais – à tort et au contraire – que tous les intelligents sont des primesautiers. Ils confondent l’inclusion avec l’identité.
Ils ont été très heureux d’apprendre tout ça. Certes, j’ai dû leur expliquer ce qu’était un syllogisme, une erreur de modus ponens ou de modus tollens (je ne suis pas certain qu’ils aient compris) et quelle était le relation entre la spontanéité et l’intelligence, mais ça a valu la peine. J’étais assez content de les avoir aidé, je frottais déjà mes mains me préparant à reprendre l’écriture de mon compte-rendu, mais Nicholas eut une remarque surprenante :
- Mais personne ne nous dit que nous ne sommes pas intelligents. Les gens seulement le croient. Nous ne pouvons pas leur dire qu’ils commettent une erreur, ce serait pénible et pas du tout intelligent.
- Ouais, t’as raison, toi aussi, dis-je. J’y avais pas pensé. Il est impossible d’extraire de la tête des gens l’idée que la spontanéité est une condition nécessaire de l’intelligence.
- Il faut qu’on soit des primesautiers ! dit Franz.
- Peux-tu nous aider ? demanda Nicholas.
On m’avait demandé beaucoup de choses au long de ma vie. Des passants me demandaient quelle heure il était, les mendiants me demandaient du fric, la voisine – de la moutarde, les étudiantes – mon numéro de téléphone, quelques demoiselles m’avaient même demandé de leur faire des enfants (elles appartenaient à mon entourage, où l’on estime que je suis très intelligent), une dame m’avait demandé des pinces à linge, de la ficelle et une cravache… Mais on ne m’avait jamais demandé une chose tellement étrange.
Je me suis mis à réfléchir. J’avais jamais pensé à la spontanéité, mais, l’occasion s’en présentant, j’ai décidé d’en tirer profit.
- Mes chers Franz et Nicholas, je leur ai dit, la spontanéité ne peut pas être apprise.
- Tu peux donc pas nous aider, dit sèchement Franz. (Et à Nicholas :) Je te l’avais dit.
- Mais ça ne signifie point que je peux pas vous aider, me suis-je empressé à ajouter.
(Je parie 2 perruques et une éprouvette contre n’importe quoi que s’ils avaient été des chiens, ils auraient commencé à remuer leurs queues.)
Je leur ai expliqué en premier lieu pourquoi la spontanéité ne pouvait pas être apprise.
- … parce que la spontanéité, de la façon dont elle est généralement comprise, présuppose la notion de causalité. Une causalité presque mécaniciste. Y a pas une grande différence entre cette causalité-ci et le réflexe automatique de la jambe pliée que le médecin frappe au moyen de son petit marteau.
Les 2 ne comprenaient plus rien. Ils avaient même commencé à me regarder un peu soupçonneusement. J’ai essayé de les rassurer.
- Je vais vous exposer la théorie de la spontanéité, je viens de la construire. Soit S un stimulus, RI une réaction immédiate et RT une réaction tardive ; soit t1 le temps qui sépare S de RI et t2 le temps qui sépare S de RT. On appelle spontanéité la relation S-RI, où t1 tend indéfiniment à 0. On appelle stupidité la relation S-RT, où t2 tend indéfiniment à +∞. La limite imaginaire entre t1 et t2, et donc entre S-RI et S-RT, est une variable oscillant autour de la valeur 1’’ sur l’échelle temporelle T. L’indice de spontanéité (IS) est le produit du coefficient de difficulté de l’assertion (sa qualité, mesurée en nombre d’associations d’idées et symbolisée par Q) par 1/ t1, autrement dit
IS= Q / t1 associations d’idées / seconde.
La formule est intéressante parce qu’elle nous procure également l’indice de stupidité (IS).
- Nous n’avons rien compris. Continue comme ça et on y arrivera à la saint-glinglin, dit Franz.
[Parenthèse. L’éditeur de ce recueil m’a dit la même chose. Il estimait que les vénérables lecteurs s’ennuieraient en lisant cet article. Mais, me semble-t-il, toute personne instruite devrait se réjouir d’avoir appris l’équation de la spontanéité, ou, comme l’appelle notre éditeur, « l’équation de la stupidité généralisée ». Je ferme la parenthèse.]
- Est-ce que tu peux nous aider d’une autre façon ? demanda Nicholas.
- OK, je vais essayer. La spontanéité ne peut pas être apprise, parce qu’elle présuppose une série d’associations rapides entre différents mots ou jeux de langage. Ce qu’on appelle, dans le langage naturel, « associations d’idées » se traduit, dans une description physicaliste, par « synapses neuronales », des processus électro – chimiques qui font relier les neurones les uns aux autres. Pour obtenir nombre de synapses dans un bref laps de temps il faut subir un entraînement long et torturant. Si vous êtes disposés à le subir, dans 5 ans vous serez des primesautiers.
- 5 ans !?...
- De toute façon, la spontanéité est une bêtise, essaie-je de les consoler. En présupposant la causalité, elle admet tacitement tous les défauts de celle-ci. Le temps newtonien par exemple, qui…
- Merci quand même, dit Franz.
- Nous te souhaitons une bonne journée et une belle vie, ajouta Nicholas.
- Arrêtez-là, j’ai pas fini encore.
- Nous ne voulons mot entendre. Tu nous as assez étourdi. Et l’on ne pourrait pas dire que t’as épargné notre temps, non plus.
J’ai remarqué que les gens reçoivent les bonnes intentions de leurs semblables de la manière la plus ingrate. S’il y a quelque chose inscrit dans la nature humaine, ça doit être l’ingratitude. Cette vérité me fait beaucoup de peine. Et, les moments dont je parle ici, j’étais tout à fait chagriné. Pas tellement parce que j’aurais voulu aider les 2 (dont l’IS n’avait pas une valeur supérieure à 1), mais parce qu’ils auraient eu l’impression que j’avais été incapable de les aider. J’ai donc décidé de leur montrer la voie facile vers l’obtention de la reconnaissance de l’intelligence.
- Et si je vous promets des résultats immédiats ?
Ils ont arrêté net leur marche vers la porte. Ils taisaient, mais – manifestement – j’avais gagné leur intérêt.
- Il va de soi que je ne peux pas vous apprendre à livre ouvert la spontanéité. Mais je peux vous apprendre comment la simuler. Tout ce que vous devez faire, c’est de dire des choses à tout hasard. Qu’elles tombent comme un chien dans le jeu de quilles.
- Mais, si nous faisons ainsi, les gens penseront que nous sommes des vrais bêtas.
- Non, ça va pas arriver. Tout dépend de l’assurance dont vous habillerez vos paroles. Cette assurance ferrait les gens croire que vous aviez quelque chose dans la tête au moment où vous disiez votre sornette. S’ils sont intelligents, ils chercheront un lien entre le stimulus et la réponse et s’étonneront du nombre et de la rapidité des associations que vous avez prétendument faites. S’ils ne sont pas intelligents et vous demandent ce que vous avez voulu dire, vous pouvez inventer ad hoc une série d’associations qui unissent les deux buts de l’ensemble stimulus – réponse ; sous le prétexte d’expliquer, vous avez tout le temps du monde de vraiment faire lesdites associations. De toute façon, il n’y aura personne qui n’admire votre intelligence. Je vous donne un exemple. Disons que je vous dis « cigarette » et que vous me répondez quelque chose comme « bâtard ». Etant une personne très intelligente, je ferrai les associations suivantes : « cigarette – briquet – feu – incendie – pompier – strip-tease masculin – l’accompagnement des copines de la mariée – faire l’amour avec le stripper – naissance du bâtard ». M’apercevant que vous avez un IS d’8 associations d’idées / seconde, je penserais que vous êtes très intelligents et je vous admirerais.
- Et nous pouvons dire n’importe quoi ? demanda Nicholas méfiant.
- Oui.