Considérations critiques sur les fondements des considérations critiques
Personne n’aime la critique. C’est qu’en général on se fabrique une très belle image de soi-même ; or la critique vient tacheter cette image de ses tons fauves. Le résultat pourrait être intéressant pour un observateur neutre (personnage idéal, produit par un objectiviste en train de fantasmer avant de se mettre à écrire), mais il est certainement très marrant pour la personne critiquée. Mais ce n’est pas pour lire des banalités que vous avez acheté ce livre. Essayons donc de donner de l’ampleur (et, si possible, une certaine profondeur) à cet argument et aux considérations critiques respectives.
Que la situation du critiqué soit minable, cela va de soi. Mais la situation du critique même n’est pas moins pénible. Prenons un cas simple. X est en train de critiquer un article de Y. Ce faisant, X doit, en premier chef, lire très attentivement ledit article. Il doit comprendre ce que Y y a dit. Il doit se convaincre qu’il est sensé de parler de « vouloir dire » t faire des prédictions sur le vouloir – dire de Y. enfin, il doit rédiger ses considérations critiques. En faisant ses comptes, X constate qu’il a perdu 2 semaines pour rédiger une note de 3 pages, que sa petite copine l’a quitté (lasse de se trouver seule tous les soirs) et que son collègue et compétiteur Z a écrit – pendant ces 2 semaines-là – un article d’une vingtaine de pages qui, quoi qu’il n’apportait rien de nouveau, s’inscrivait dans la meilleure tradition du paradigme. Sans aucun doute, critiquer, c’est pas si profitable que ça. Néanmoins (et de façon paradoxale), les gens – dont moi-même – ne peuvent pas s’empêcher de critiquer.
On peut distinguer, en science et en philosophie, trois sortes de critiques. Tout d’abord, on a la critique dite « interne », ce qui veut dire chercher la bête noire qui s’est glissée dans la cuirasse d’une production intellectuelle sans que l’auteur de la production en cause s’es aperçoive. X accepte tout ce que Y a dit, sauf un rien de raisonnement qui renverse tout le propos de Y, qui a eu le malheur de n’y pas faire attention. Il est très difficile de mener à bout les critiques de cette espèce, car cela exige, selon le cas, une bonne connaissance du sujet, une bonne connaissance de la logique et un certain degré de mauvaise disposition. (C’est pour ça que je critique surtout le matin, juste après m’être réveillé et avant me mettre sous la douche et y chanter des vieux blues.) Pour mon compte, je préfère les critiques dont la portée est logique. Sauf l’effort d’attention, celles-ci n’exigent aucun frais (la logique étant une acquisition de longue date et les coûts de l’acquisition déjà récupérés). L’exemple qui me vient maintenant à l’esprit est celui d’une critique que j’ai faite l’an passé, par un matin gris et froid de février. Formellement, l’argument critiqué allait comme ça : « aRbRc ; aRb ; aRc ; bA ; cA ; donc aA ». Pour une meilleure compréhension, j’ai construit – à partir de cette forme – ce que j’ai appelé « l’argument de la boule de pétanque » : les boules de pétanque (a), les balles de tennis (b) et les balles de foot (c) sont mises en vente ensemble dans des magasins de produits sportifs (aRbRc). Il peut y avoir des magasins où l’on trouve seulement des boules de pétanque et des balles de tennis (aRb), et il peut y avoir des magasins où l’on trouve seulement des boules de pétanque et des balles de foot (aRc). Les balles de tennis sont des balles (bA) et les balles de foot sont également des balles (cA). Mais, tout compte fait, du fait des différentes façons dont les boules de pétanque et les balles de tennis et de foot sont associées, les boules de pétanque sont des balles. Ce qui est bête. La bête noire de l’argument, c’est une hypothèse cachée (et fausse), à savoir »les magasins de produits sportifs ne mettent en vente que des balles ». [Parenthèse. Je jure que j’ai vraiment trouvé un argument de cette forme dans une moult érudite étude. Je la ferme.]
Je passe à la seconde espèce de critique, la critique dite « externe ». X lit l’article de Y et n’en croit rien. C’est qu’il n’est pas d’accord avec les principes mêmes sur lesquels se fonde l’étude incriminée. Il refait donc le travail de Y (sur des bases nouvelles) et forge une toute autre vérité. J’aime pas tellement ce genre de critique, parce qu’il exige des efforts considérables. Certes, X ne doit pas lire l’étude de Y si attentivement que ça, mais il peine à entasser les données empiriques de l’autre dans sa moule théorique. Et, vu que les données empiriques sont fourrées de théorie (en ce cas, la théorie de Y), les résultats peuvent être décevants. Pour faire du bon boulot, il faut du moins réinterpréter les données empiriques de Y. c’est une casse…tête, et une casse…pieds, et une casse…tout à la fois.
Enfin, la troisième espèce de critique, qu’on peut convenir à appeler « la critique kantienne ». La visée de cette critique est de dire ce qu’une chose peut faire et ne peut pas faire. La critique de la physique nous renseigne que la physique peut discourir sur la nature des ondes, mais qu’elle ne saurait mot dire sur la nature de Dieu. La critique de l’arithmétique nous dit que l’arithmétique peut (a fortiori et occasionnellement) être utile lorsqu’on reçoit l’addition dans un resto, mais qu’elle est inutile lorsqu’on s’interroge sur la « loi de l’addition » (en tant qu’opération mathématique). Effectuer une telle critique, c’est se mettre dans la peau de la chose critiquée, ce qui n’est pas facile pour un individu moyen et sain (i.e. non schizophrène). De par mon Dieu, comme il est ennuyeux d’écrire ce texte. J’imagine que c’est pire de le lire.
Enfin, on est enfin arrivé à la seconde partie de cet article. Il s’agit maintenant de repérer et de critiquer les fondements des considérations engendrées par les trois espèces de critiques qu’on vient de distinguer.
J’espère ne pas me trop abuser si je pense que la critique « interne » prend pour acquises plusieurs choses : des données empiriques de telle ou telle discipline, la logique. Or, comme j’ai déjà noté, les données empiriques sont fourrées de théorie, ce qui rend la posture du critique un peu inconfortable : il lui faut en effet examiner tous les engrenages conceptuels qui ont produit les faits, repérer et corriger les éventuelles inconsistances, en un mot c’est du dur travail, surtout si les concepts qui ont produit les faits sont contradictoires avec les concepts agréés par le critique. Ce qui est souvent le cas. Quant à la logique, c’est la catastrophe. Je me rappelle quelques très belles pages du second Wittgenstein où il suggérait que, certes, on peut parler avec sens de conséquence logique, mais que la conséquence logique dont on parle habituellement est relative strictement au système et au livre de Russell. C’est que la logique est toujours en rapport un langage idéal (soit-il formel ou présupposant des « postulats sémantiques ») et jamais en rapport avec notre langage naturel. Et je me rappelle également une très belle page de Hillary Putnam, où il est dit qu’il est impossible de décrire dans les menus détails un objet si banal qu’une table à l’intérieur d’un seul système formel. (Ce qui est vrai, car décrire ce qui se passe à l’intérieur d’un atome de la table de la logique bivalente usuelle, c’est comme démonter une montre suisse au moyen d’un marteau.) Comment donc serait quelqu’un en droit d’employer une logique quelconque lors d’une critique ? Et, finalement, comment serais-je en droit de me moquer de l’auteur de l’analogue de l’ « argument de la boule » ?
La portée du problème de la critique « externe » est encore plus générale. Que X n’accepte guère les principes de l’étude de Y, c’est tout à fait légitime. Mais les critiquer, c’est toute une autre paire d’histoires. La première histoire en est qu’à partir d’un point de vue (vision du monde) quelconque, tous les produits des autres points de vue sont susceptibles à être sujets à la critique. La critique « externe » est donc futile. La deuxième histoire porte sur les prétentions du critique (X). En réfutant les thèses de Y, en démontrant que Y se trompe et que c’est lui, X, celui qui sait et fait savoir la vérité, X s’arroge la position peu confortable de l’observateur idéal (Dieu), qui seul peut savoir si un point de vue (une vision du monde) est préférable (plus vrai, e) à (que) tous les autres. Or il se trouve que X ne soit pas Dieu. Il n’a donc aucun droit de dire que les thèses de Y sont fausses et que les siennes sont vraies. Les deux histoires prouvent que la critique «externe » ne pourrait point trouver sa place dans la science et dans la philosophie.
Enfin, la critique kantienne. S’interroger sur la position d’où Kant a su écrire ses trois critiques, ç’appartient déjà au folklore philosophique. Plus on y pense, plus on n’entend. Une critique de l’entendement transcendantal prouverait sans doute que les trois critiques sont des impossibilités épistémiques. Mais soyons raisonnables et laissons Kant à côté de la plaque, là où il a toujours été. Et, ce faisant, regardons de plus près ce que veut dire la critique kantienne. Prenons, à titre d’exemple, la physique. Supposons que j’étais physicien (par hasard je le suis) et que je m’appliquerais à faire une critique de la physique (c’est une supposition). Comme déjà dit, critiquer la physique, c’est dire ce qu’elle peut faire et ce qu’elle ne peut pas faire. Certes l’entreprise peut avoir quelque intérêt anecdotique (e.g. la physique peut nous renseigner sur les patates, de même que les patates peuvent nous renseigner sur la physique et produire de l’électricité), mais elle se heurte à quelques problèmes. Primo, pour être capable de faire la critique de la physique, c’est être capable d’envisager toutes les possibilités de tirer de conséquences des lois physiques et de suivre effectivement tous ces enchaînements jusqu’aux dernières implications (tâche d’autant plus difficile que la conséquence logique est relative au livre de Russell ou a celui de Carnap). Cette tâche, comme je disais, n’est pas si simple que ça ; c’est surtout parce qu’à tout moment peut apparaître un nouvel Einstein qui nous enseigne une toute autre façon de concevoir la gravitation, l’espace ou le temps. C’est, par exemple, ce qu’a fait Kronski avec son principe de l’impossibilité possible. Il faut que j’en parle à Ivanovici, qu’il essaie de convaincre Kronski d’écrire un truc pour ce bouquin. Deuzio, pour être capable de faire une critique de la physique, c’est être capable de prévoir tous les développements futurs de la physique. C’est maîtriser la physique idéale, dont la maîtrise seul Dieu la possède. Certes, les Positivistes ont essayé, une fois de plus, de s’arroger la position de Dieu et ils ont affûte l’abduction de Peirce. (L’abduction, c’est la logique de la découverte scientifique.) Mais, comme dans le cas de toute logique, le domaine de l’abduction est idéal. L’abduction présuppose que les scientifiques sont des êtres raisonnables (ce qui est loin d’être le cas). Elle présuppose également que les scientifiques sont démunis de toute imagination (ce qui est souvent le cas, mais, heureusement, c’est les exceptions qui emportent le jeu à la postérité). C’est le mérite de l’histoire des sciences d’avoir démontré (à partir de 1962) le caractère réducteur de l’abduction ; quoi qu’elle fasse, l’abduction est inappropriée à la description d’une science vivante. Or l’abduction est présupposée par toute critique kantienne. Mais l’abduction est impossible. Donc la critique kantienne est impossible.
D’après les démonstrations que j’ai faites, il est évident que les critiques de toute espèce sont impossibles, illégitimes ou futiles.
[Nota. En petit Marx, j’ai critiqué la critique. Le moment est venu de critiquer la critique de la critique. (C’est une critique de 3e ordre.) La conclusion des divers raisonnements que j’ai fabriqués a la forme d’un quantificateur universel : « x, f(x) », autrement dit, pour tout x (où x est une critique), x (la critique en question) est impossible / illégitime / futile [f(x)]. Mais la critique de la critique est tout de même une critique. De même que l’est la critique de la critique de la critique (critique de 4e ordre). Et ainsi de suite (régression à l’infini). Tout compte fait, l’étude que j’ai écrite est impossible / illégitime / futile.]
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