dimanche 14 janvier 2007

Sont les choses comme les femmes ? Interrogations spéculatives

« Choses » et « femmes » sont des objets scientifiques déjà visités. Quoi qu’on ait écrit davantage sur les femmes que sur les choses (les dernières n’ayant été traitées in extenso que dans la monographie de Kotarbinski), les unes et les autres sont présentes dans la même mesure dans l’esprit des scientifiques et des civiles. Nonobstant, personne avant moi n’a songé à les comparer.
Tout d’abord, « femmes » et « choses » n’ont pas été comparées parce que les chercheurs craignaient qu’ils ne passent pour des misogynes. A vrai dire, une féministe radicale aurait facilement pu voir, dans une pareille démarche, le fantôme machiste de l’objectification de la femme (e.g. objet sexuel), ou en aurait même inféré une véritable économie politique du sexe de la femme, où des notions telles que « plus valeur » ou « manque » seraient fondamentales.
Deuxièmement, elles n’ont pas été comparées parce qu’on croyait qu’elles appartenaient à des catégories grammaticales différentes (« chose » étant indexical et « femme », terme général) ; en l’occurrence, les comparer serait équivalent à commettre une erreur catégoriale.
Je vais rejeter la première objection a principio : en tant que femme, je peux comparer les femmes et les choses sans être accusée de machisme.
La seconde objection est un peu plus difficile – mais point impossible – de rejeter. Admettons que le mot « chose » est indexical, i.e. « « chose » peut désigner toute chose, en fonction de contexte. Ce qu’on doit interroger ici, c’est la qualité de « terme général » de l’autre élément de notre binôme, « les femmes ». « Femmes » est le nom d’une classe : la classe de toutes les femmes. Qui plus est, « femmes » est le nom d’une classe de classes, car un nom de femme (tel que « Martine » ou « Georgine ») dénote une classe à un élément unique (qui « martinise » ou « georginise »). Ces classes à un seul élément sont réunies en une classe plus consiste par le prédicat d’être femme. Mais qu’est-ce que c’est qu’une femme ?
Autrement dit, y a-t-il quelque propriété essentielle en raison de laquelle une personne est une femme et rien d’autre ? Supposons qu’il y en avait. Supposons qu’il s’agissait de la 23e paire de chromosomes, XX, qui encode les traits sexuels des femmes. En supposant tout ça, on affirme en effet que « femme » est le nom d’une espèce naturelle. Or, comme l’a brillamment démontré Hilary Putnam, les noms d’espèces naturelles sont des fois (très souvent) des indexicaux. Un extraterrestre par exemple, peu familier avec nos oppositions et avec notre forme de vie en général, pourrait aisément confondre les hommes et les femmes. Ce n’est pas la même chose que cet extraterrestre dise « X est une femme » et que moi-même je dise « X est une femme ». Le mot « femme » est donc indexical.
Néanmoins, des choses telles que es propriétés essentielles sont fort problématiques d’un point de vue métathéorique et entraînent toute une conception du réalisme. Je vais essayer de suggérer la même chose, à savoir que « femme » est un indexical, en usant de quelques exemples très intuitives.
Supposons que les lecteurs ne savaient pas qui a été Hilary Putnam. Qu’ils n’avaient aucune description de Hilary Putnam (ni même qu’il s’agiterait de la personne qui a démontré quelque chose, comme j’ai noté il y a deux paragraphes). Dans une pareille conjoncture, pourraient les lecteurs dire quelque chose de Hilary Putnam ? Le plus probablement, ils pourraient dire deux choses : (i) vu que le nom a une résonance anglo-saxonne, la personne ainsi nommée était originaire de l’Angleterre, des anciennes colonies britanniques ou des Etats-Unis ; (ii) vu qu’il y a une dame qui s’appelle Hilary Clinton, et vu que plusieurs femmes s’appellent Hilary, Hilary Putnam était une femme. Si dans le premier cas – (i) – les lecteurs ne se trompent pas, dans le second – (ii) – ils faillissent de façon flagrante : Hilary Putnam, paradoxalement et tout comme Vivian Nutton, était un homme.
Supposons que les lecteurs se baladaient, une belle soirée de mai, dans le Bois de Boulogne et remarquaient 2 femmes rousses, les escarpins à talons aigus et les jupes minuscules. Supposons que les lecteurs pensaient dans leur tête : « Voilà 2 belles femmes ». Qui sont en fait les 2 femmes ? En les interrogeant, on apprend qu’elles s’appellent Cici et Dominique. Cici nous informe qu’elle est un travesti et Dominique nous renseigne qu’elle est un transsexuel. Est-ce que les 2 belles femmes sont des femmes ? Si « femme » était comme « étain », à savoir le nom d’une espèce naturelle, Cici et Dominique en serait sans doute des isotopes.
Supposons que j’étais un homme. Et que j’écrivais le texte que vous êtes en train de lire et que je le signais du nom d’une femme (pour une raison quelconque, e.g. pour ne pas être accusée par les féministes d’être machiste). En l’occurrence, « femme » ne serait-il un terme strictement relatif à ce contexte (moi, hic et nunc, je suis une femme), i.e. ne serait-il un indexical ?
Supposons – et je demande déjà pardon aux lecteurs pour ‘effort d’imagination que je leur demande – que Jung avait raison et que, dans chacun d’entre nous (hommes, femmes, le troisième sexe et tous les autres genres) existait un Animus et une Anima. Si c’était le cas, le terme « femme » ne saurait-il être attaché à tout individu ? Si Jung avait quelque sens, ça serait une conséquence logique.
Je vais arrêter ici la série d’exemples. Il est clair pour tout le monde, je le crois bien, que « femme » est un indexical.


***

Jusqu’à présent, j’ai démontré que les femmes sont comme les choses. Mais, encore une fois, sont les choses comme les femmes ?
Supposons, une fois de plus – et je demande de nouveau pardon aux lecteurs pour mon défaut d’imagination – que j’étais homme. Un jour, ennuyée, je sors et tombe sur une femme. La femme me plaît. Nous nous enfermons dans une chambre pour trois semaines. Après un laps de temps, elle s’installe chez moi. Nous prenons le café ensemble. Nous allons au cirque et à zoo (elle aime les animaux et moi, j’aime m’amuser aux espèces des gens qui regardent les animaux et la Gioconde). On lave la vaisselle à tour de rôle et on ne range jamais le lit. Des fois on se dispute, mais c’est pas grave (e.g. parce qu’elle croit que son chat – Lechat – m’aime davantage, en vertu de quoi elle m’accuse de graisser sa patte au moyen des petits poulets que j’achète au marché et que je lui offre à les chasser dans la cuisine).
Un beau jour, stupéfaite, je constate que je n’ai plus envie à lui faire l’amour. Je m’aperçois que sa présence est devenue une routine tellement familière, que je ne me rends plus compte si elle s’épile ou bien fait des plans à nous faire tourner dans le « Prater ». Par ennui, je commence à flirter avec d’autres femmes. Inévitablement, l’une d’elles devient ma bien-aimée. Je sais qu’elle aussi (la femme qui est devenue mon amante dans la première instance, Délicia) s’est procuré un amant (un agent de ventes qui vend des produits pharmaceutiques) ou peut-être plusieurs (les collègues de l’agent de ventes). Cette chose ne m’affecte point ; mais, par souci de réciprocité, je me procure moi aussi plusieurs amantes. Elle non plus ne paraît en être affectée. On envisage de se séparer, mais (i) on ne trouve aucune formule adéquate au but et au moment, (ii) on sait que, dans n’importe quelle autre relation on arriverait à la même situation et (iii) entre moi et Délicia s’est tissé quelque chose comme une dépendance réciproque, entrelacée d’une sorte d’affection. On décide donc de continuer à marcher ensemble dans le chemin imbriqué de la vie. Tout bien considéré, on est content.
A cette belle histoire fait suite une autre, j’espère du même calibre. Supposons que j’étais la personne de l’histoire précédente, donc, pour la dernière fois, supposons que j’étais homme. Le 17 septembre Délicia m’offre quelque chose. Le 17 septembre ne s’est rien passé, mais nous avions arbitrairement décidé que c’était un jour approprié à nous faire des cadeaux. Je lui offre une chatte, qui s’appelle Lachatte. Délicia, elle m’offre une chose. Supposons qu’elle m’offrait un CD à musique de Nyles Jones (je le suppose notamment parce que j’envie beaucoup un tel CD). J’en suis ravie. Je recommence à jouer la guitare. Je chante « I wanna play wid yo’ puddle dog… ». J’écoute Nyles sur toute la gamme et à crever les écouteurs – ce qui m’occasionne nombre de querelles avec les voisins, de même qu’à l’époque de l’idylle initiale et passionnelle avec Délicia.
Mais, au bout de quelque temps, je constate que je constate que je n’écoute plus tellement passionnée. Je fredonne de façon mécanique. Je connais toutes les chansons, note par note. Je recommence à écouter Sonny Boy Williamson. Et Eddie Cleanhead Vinston. Je commence à prêter le CD à musique de Nyles aux copains (supposons que dans ce monde possible où j’étais homme j’avais des copains). Enfin, pur m’assurer, je télécharge le CD dans l’ordinateur. De temps en temps, j’en écoute une chanson, lorsque le Winamp randomise.
Si l’on poursuit l’investigation, on notera qu’il y a encore des similitudes. Par exemple, Délicia avance en âge. Commence à grossir. Des rides lui poussent autour des yeux et sur la gorge. Elle parle souvent de bébés et je dois lui promettre que l’année à venir, le 17 septembre, j’aurais lui en offrir un. Les amants la quittent, l’un après l’autre. Elle me demande assidûment si elle a des poils blancs. Elle en a. en fait, elle en a beaucoup. Elle passe à la retraite. Joue au bridge avec les femmes des anciens amants. Ne lit plus. Un jour de février, quelques heures après l’éclipse de lune que j’ai décrite dans un livre de vulgarisation de la science pour les enfants, Délicia meurt. Que Dieu pardonne ses errances.
Dans un tout autre ordre d’idées, le CD à musique de Nyles Jones subit certaines transformations : il acquiert des égratignures, la musique qu’il abrite devient inaccessible, il se fêle lorsque Délicia, qui cherchait les cartes à jouer (que j’avais cachées derrière une étagère) le lâche de sa main tremblante à cause de sa passion de joueuse ou peut-être seulement à cause de la vieillesse, une cigarette que j’avais mis à côté du cendrier par négligence le brûle et, enfin, il meurt sous le talon de Délicia, qui ne voyait plus guère.
A la suite de ces expérimentes de pensée, les lecteurs peuvent conclure : oui, les choses sont comme les femmes.


[Nota. Dans la première version de cet article je comparais les choses au sexe de la femme. L’éditeur a rejeté toute une série de variantes, sous les prétextes que : (i) j’exagérais ; (ii) les lecteurs, sauf exception, ne connaissent pas les différents stades de l’évolution du sexe de la femme ; (iii) certains lecteurs ne connaissent pas l’apparence du sexe de la femme en général. Finalement, d’un commun accord, nous nous sommes arrêtés à la version ici présentée.]