dimanche 14 janvier 2007

Suis-je par hasard E. T. ?

Je veux dire : « Est-ce que je suis vraiment extraterrestre ? ». Ça vous paraît peut-être une question bête. Si c’est le cas, vous avez raison. Mais qu’est-ce que nous faisons lorsque nous philosophons, sinon de nous interroger et de nous douter des évidences les plus évidentes ? Sous ce jour, je pense, la question acquiert un nouveau sens.
Un jour, lorsque je me regardais dans un miroir et m’étonnais, j’ai remarqué que j’avais un trou dans la tête. Un trou pas trop grand, d’un diamètre de 1,2 ∙ 10-3 m, situé au-dessus de l’arcade droite. J’avoue que j’ai été piqué par une petite joie – et ça m’arrive chaque fois que je constate une nouvelle idiosyncrasie des miennes. Mais la joie n’est pas trop instructive. Il est nécessaire, avant tout, de te poser des questions. Cette habitude s’appelle « faire de la science ».
La première question que je me suis posée a été : « Est-ce que j’ai vraiment un trou dans la tête ? ». Sa fin était de fonder l’observation, en sorte que la recherche puisse avancer sur des bases empiriques certaines. J’ai commencé à me regarder régulièrement dans le miroir ; du surcroît, j’essayais de me surprendre dans les conjonctures les plus bizarres : je me regardais dans le miroir lorsque je fumais, faisais l’amour, me frottais les dents au moyen d’une petite brosse… J’ai pris mille photos de ma tête. Je me suis fait filmer en train de dormir. J’ai contraint toutes mes copines à me regarder encore plus attentivement. A la fin de cette série d’observations, je suis arrivé à 2 conclusions : (i) j’ai vraiment un trou dans la tête ; (ii) il est permanent.
Le deuxième stade de l’investigation a été de nature descriptive : il s’agissait de déterminer les propriétés du trou. Comme je me doutais, la tâche s’est avérée être très difficile. Avant tout, j’avais une hypothèse cachée : en disant « trou », je lui attribuais – automatiquement et de façon illégitime – une certaine profondeur, ce qui entraînait toute une conception de l’espace. Car il était question qu’il ne fût question que d’une illusion optique, semblable à celle qui se produit à la vue d’un trou dessiné sur une feuille de papier. Exemple, . En employant une aguille, j’ai établi qu’il s’agissait vraiment d’un trou. Par goût de classicisme et par paresse, j’ai décidé de le décrire dans un espace classique euclidien. Même dans un cadre tellement précaire, l’objet m’invitait à poser des questions intéressantes : quelle est la profondeur du trou ? quelle est la forme de son contour dans une section plane longitudinale ? i.e. a-t-il le même diamètre au long de toute sa profondeur ? Les réponses à ces questions étaient d’autant plus difficiles à obtenir que l’exemplaire à étudier ne devait pas avoir à souffrir pendant et après les manipulations expérimentales. Mais, par ces précautions, je trahissais encore des préjugés, à savoir que j’aurais eu un cerveau, ou que ce cerveau aurait eu à souffrir s’il était touché par la pique d’une aguille. Car, comme le disais le dernier Wittgenstein, « étrange coïncidence que dans chacun des crânes ouverts on a trouvé un cerveau ». Songeant aux effets néfastes des préjugés sur le progrès de la science, j’ai enfoncé l’aguille dans le trou. J’ai constaté que le trou traversait la peau et le paroi de la boîte crânienne, ayant le même diamètre au long de toute sa profondeur (i.e. dans la section plane longitudinale c’était un rectangle très allongé de 1,2 ∙ 10-3 x 8,9 ∙ 10-3 m et, dans un espace euclidien classique, c’était un cylindre dont le rayon était de 6 ∙ 10-4 m). Comme j’ai déjà mentionné, la position relative du trou était : sur le front, au-dessus de l’arcade droite.
A la description a fait suite la quête de la réponse à une autre question : quand le trou est-il apparu ? Les interrogatoires dirigés subis par les membres de ma famille ainsi que l’attentive analyse de quelques photos que j’ai conservées depuis l’enfance n’ont conduit à aucun résultat notable.
Le troisième stade de l’investigation a été d’autant plus passionnant qu’il me conduisait vers deux directions. Essentiellement, il était question de ce qu’en science s’appelle « explication ». Pourquoi ai-je un trou dans la tête ? Les deux directions de recherche ont été : (i) « a cause de quoi ai-je un trou dans la tête ? », s’il est apparu de façon accidentelle ; (ii) « en vue de quoi ai-je un trou dans la tête ? », s’il y avait des raisons à supposer une intentionnalité quelconque relative à la présence du trou sur mon front.
Partant, j’ai mis à l’épreuve l’hypothèse que la présence du trou était fortuite. Je me suis figuré les scénarios les plus variés, par exemple celui-ci : « une soirée d’avril, un copain me fait le connaissance d’un étudiant en théologie qui a besoin d’un mémoire de maîtrise ; je m’engage à rédiger son mémoire et il paie ma besogne (d’habitude, l’ignorance engage des coûts) ; je me mets à travailler ; travaillant, je suis saisi par une attaque d’ennui, je m’assoupis, ma main ne soutient plus ma tête et, à cause des facteurs extérieurs (la gravitation ambiante de 1 G), mon front tombe sur le bureau où il y a, étalées, les fiches agrafées au moyen de trombones ; à la fin de la chute de la tête, une trombone s’enfonce dans mon front ». Mais l’objection principale contre ce modèle est que je n’écris jamais à la table ; tout au contraire, j’écris sur le lit. De la même façon, pour tous les autres scénarios imaginables, les objections étaient irréfutables. La conclusion que j’en ai tirée a été que la présence du trou dans ma tête n’était pas due à un accident.
La conséquence de cette conclusion était troublante : la présence du trou était due à une intention, il devait servir à un effet, à une fin. C’a été le moment le plus difficile de l’enquête et j’ai été sur le point de clore mon investigation dans une aporie et d’y suspendre le sentiment. Désespéré, j’ai recouru à l’imagination.
Je me suis imaginé qu’un neurologiste, examinant mon cerveau, a fait un trou dans ma tête afin qu’il puisse y introduire un électrode. Mais ce scénario était absurde, car moi-même j’avais dit qu’il n’était pas certain que j’aie un cerveau.
Le scénario le plus plausible était celui qui concevait le trou en tant que trou de manchon, faisant possible la transmission (au et du cerveau, ou à et de tout autre chose qui se trouvait que se trouvât dans ma boîte crânienne) de inputs et de outputs ; j’aurais pu, par exemple, me brancher – à l’aide de ce trou de manche – à l’Internet et apprendre quantité de choses utiles. Vu que je sais déjà quantités de choses, utiles et inutiles, cette hypothèse a été reçue avec enthousiasme par le milieu où j’ai l’infortune de tourner à vide. Mais, comme il arrive souvent en science, cette conjecture a été falsifiée ; c’est qu’il y a encore beaucoup de dissymétries entre l’Internet et ma mémoire.
Enfin, le dernier scénario intéressant était celui qui liait la présence du trou à mon comportement de l’époque où j’avais été hippie ; exhorté par Timothy Leary et par les autres psychédéliques confus, je me suis fait moi-même le trou dans la tête, afin que mon cerveau soit oxygéné et que je sois en permanence high stoned. Mais, une fois de plus, je me heurtais au problème du cerveau. Du surcroît, je ne me rappelle – de cette époque – qu’une seule pratique qui ait engagé le front, à savoir l’habitude de me lier une ficelle autour de ma tête. Or il est à supposer que le ficelle aurait couvert le trou et l’oxygénation du présumé cerveau airait donc été impossible.
Les semaines passaient. Je trouvais des contra arguments à toutes les conjectures. On ne pouvait pas dire que j’étais allé trop loin ; plus précisément, je n’avais fait qu’exclure la possibilité ultime, celle de trouver une cause finale du trou. Je pensais que j’allais sombrer dans le scepticisme. Qui plus est, j’étais épuisé.
[…]
J’ai préparé du café. J’ai allumé l’ordinateur. J’ai parlé presque une demi-heure avec ma voisine. J’ai donné un coup de fil au secrétaire de l’Institut. Et tout ça pour me relâcher avant le moment ultime de mon enquête : il s’agissait de trouver une hypothèse impossible à rejeter par quel argument raisonnable que ce soit. C’a été terrible. Mais, à la fin de cet effort gigantesque, las et à voix tremblante d’émotion, j’ai dit : « Je suis extraterrestre. »